lire : "Tu vis ou tu meurs" oeuvres poétiques (1960-1969)
chez "Des femmes / Antoinette Fouque"
Certaines choses
Nous entourent « et les voir
Equivaut à se connaître »
George Oppen
"Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous
prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et
qui, paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr." Nicolas Bouvier
« La poésie vient vers nous, on ne sait d’où, et elle nous quitte, allant vers on ne sait quel au-delà. Mais en passant, elle nous laisse des mots et elle nous fait des signes dont l’interprétation est inépuisable. » Gabriel Bounoure
" Avec tes défauts. Pas de hâte. Ne va
pas à la légère les corriger. Qu'irais tu mettre à la place ? " Henri Michaux
"Savoir que nous ignorons tant de choses suffit à mon bonheur." George Oppen
Mes amis, mes amours, la salle est si petite
Que nos cœurs suffiraient, ensemble, à la chauffer
Mais vivent les flambeaux, l’âtre qui danse vite
Et tous ces chaleureux, les cuivres, les marmites,
Les épices, le rhum, le tabac, le café
Dehors, le plus grand gel de tout l’hiver s’orchestre
Les fins archers de l’Est et du Septentrion
Célèbrent dans l’aigu la nuit de Saint-Sylvestre
Et la sévère terre à l’heure où nous rions
Tient plus fort que jamais les défunts sous séquestre
Riez donc, chers vivants, brillez, beaux hommes jeunes,
Femmes encore en fleur dans votre âge fruitier,
Partagez ardemment l’orange et l’amitié,
Un soir, tout l’avenir sera que vous partiez
Observer sans retour le silence et le jeûne
Vous ai-je bien traités? Dans les sauces profondes
Qui doivent leurs saveurs aux quatre coins du monde,
Le grand vin susceptible et dévotement bu,
Dans le rôti qu’on scie, le gâteau qui redonde,
Avez-vous savouré l’esprit de ma tribu?
Ah! Chers civilisés, chères civilisées,
Procédons sous le gui à nos rites fervents
Tandis que sans raison, sans passion, le vent
Vitriole de givre et de poussière usée
Les saintes des parvis, les maisons, les musées
Qu’un vif brouillon de voix mélange nos passés,
Nos songes, nos démons, nos dieux, nos trépassés,
Le Brabant, l’Aquitaine, et ma ville effrénée
Qui fait rieusement ses adieux à l’année
Entre Chartres muette et Versailles glacée
Toi, croyant qui nous vois flanqués d’anges en armes,
Vous, que Goethe ou Stendhal mieux que la Bible charme,
Heurtez vos Gabriel, vos Faust et vos Sorel
Et bien enchevêtrés dans un riche vacarme
Brassons l’intemporel avec le temporel
A tort et à travers, à bouche que veux-tu
Discutez, disputez, bien subtils et bien fauves,
Que sous le proclamé rayonne tout le tu
Et que dans vos regards, beaux couples bien vêtus,
Luisent furtivement vos beaux secrets d’alcôve
Tandis que sans raison, sans plaisir, sans remords,
La bise de toujours lamine les royaumes,
Malmène les oiseaux, les ramures, les dômes
Et ce chaud réveillon haut perché qui embaume,
Petite orange en fête aux branches de la mort
https://www.youtube.com/watch?v=kwQdD5yr6mg
Si je n’ai mieux à faire
à Georges Banu, toujours proche
Un jour, je serai trop vieux pour me souvenir
comment j’ai gaspillé ma jeunesse.
Je serai peut-être le vieux Monsieur, celui qui
autrefois écrivait des poèmes, des conventions à l’envers,
subterfuges de l’âge.
Je serai peut-être le sympathique clochard, le maître d’orchestre
de l’armée de pigeons qui hantent ce bourg de province
où année après année l’esprit fut stigmate,
une erreur génétique, un crachat en plein vent
fouettant toujours en plein ton visage.
Je serai l’éclat coloré d’une vitre brisée par une voix tonitruante,
un pauvre alexandrin égaré dans le cirque de l’univers.
Un jour, si je n’ai rien de mieux à faire,
rusé comme un chat qui a volé la voix de l’enfant,
je chanterai dans un registre absolument faux l’hymne de la perdition
et, montant au ciel comme une feuille de journal,
je flotterai encore un instant dans les rêves matinaux des bourgeois
noyés dans les flots dépourvu de magie du dégoût
dans lequel vogue sans but leur vie.
La révolution n’a pas eu lieu
Le masque que je dois retirer tous les jours commence
À m’ennuyer comme une vieille cocotte qui s’agrippe
À ta jeunesse hypocrite. Seulement si tu n’étais pas si innocent,
Pareil à une brique sur laquelle le soleil passe chaque jour pile-poil à l’heure
À laquelle un banquier, usé par les affaires, boit le thé coupé d’un nuage
De venin bien que le docteur lui ait prescrit le silence de l’oubli. Que j’apprenne
Des juifs le truc littéraire avec la grandeur de la gloire ante-mortem
Pour qu’au crépuscule je sorte tranquille dans la ruelle bondée de curieux
Sifflant un petit chant que j’aurais inventé. Seulement si je comprenais un
Instant plus tôt que je saute d’éclipse en éclipse - un comparatiste
Agacé d’avoir compris : les poètes révolutionnaires finissent dans l’oubli
Et les vieilles cocottes sont accompagnées sur le dernier chemin par un mendiant
Auquel elles donnaient un centime après chaque rendez-vous avec le grand amour.
Seulement si je comprenais – et ça c’est un vieux truc littéraire une calamité.
Eté vers la fin du monde
Plus jeune que je ne le suis, impossible. Toi, à mes côtés
dans un verre de l’esprit – rien ne nous fait vaciller.
Bruns, inspirés, pareils aux glaçons carboniques
sur la langue d’un buveur de cognac. Été, vers la fin du monde.
Le journal de demain nous apprend dans quel siècle nous avons vécu,
le dernier pont sur le Styx tangue dans le vide,
le soleil tombe comme une poupée des bras d’une fillette,
d’une mansarde le saxophone d’un adolescent
fait échouer les gammes
de même que la poésie laisse l’homme compter son argent
le reste étant donné à tout ce que nous payons avec l’âme.
de même qu’une belle femme garde sa grâce dans la peau fine
d’entre nos doigts.
Toi, à mes côtés – un cou de cygne retourné vers la poitrine
d’un poulet mort.
Versions françaises par Geta Rossier
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Nicolae Coande
Né le 23 septembre 1962. Il vit à Craiova, où il dédie son temps à préserver le goût de la poésie et l'arôme de l'amitié de la ville. Début avec „În margine” (En marge) (Ed. Ramuri, 1995), pour laquelle il reçoit le Prix de l’Union des Écrivains Roumains. 12 livres de poésie publiés, 7 livres d'essais. Certains des livres les plus récents publiés: La mémoire d'un mort est ma mémoire, Edition « Max Blecher », 2019, Je ne suis pas la Bête, Edition « Max Blecher », 2022 (poesie), Le grenier Europe (Edition Paralela 45, 2019), Le manuel du chasseur de poètes, Edition Hoffman, 2021 (essais). Résidences littéraires en Allemagne, Autriche, Suisse, Espagne. Le Prix Mihai Eminescu de l’Academie Roumaine, 2017, pour poésie.
« L’une des voix les plus fortes et les plus clairement définies des années '90. » (Claudiu Komartin, éditeur, poète).
Georges Banu
Ces jours-ci nous sommes tristes en Roumanie, notre bon ami George Banu, le grand critique et homme de théâtre, est décédé le 21 janvier à Paris.
Quelle soie aux baumes de temps
Où la Chimère s’exténue
Vaut la torse et native nue
Que, hors de ton miroir, tu tends !
Les trous de drapeaux méditants
S’exaltent dans notre avenue :
Moi, j’ai ta chevelure nue
Pour enfouir mes yeux contents.
Non ! La bouche ne sera sûre
De rien goûter à sa morsure,
S’il ne fait, ton princier amant,
Dans la considérable touffe
Expirer, comme un diamant,
Le cri des Gloires qu’il étouffe.
Toujours, chez Mallarmé, combat entre l'idéal et la réalité...
"moi, j'ai ta chevelure nue
pour enfouir mes yeux contents"
quoi dire de plus...
You know that you are a human…
Tu sais que tu es un humain…
Quand recevrons-nous des renforts… ?
https://www.youtube.com/watch?v=f3F1vSh8Tlk
Quand recevrons-nous des renforts, mon âme ?
Souviens-toi du son des fifres, soudain si beau
Quand la colonne déboucha de la grande ombre des grands
arbres
Les hommes s'embrassaient comme des fous et lançaient leurs chapeaux
Crois-tu que les renforts viendront ? Tu te souviens de
l'embuscade
Où nous avons perdu du monde et nous sauvâmes nos
drapeaux
Un messager aura passé un billet par la palissade
La nuit de la vie est si longue et dure à l'âme le manteau
Manteau de pluies gris et pesant et sale aussi manteau des
peines
Recevrons-nous enfin un signe à travers les lignes, là-bas ?
Un signal, une infime lueur de l'infini où l'amour mène
Reste-t-il un peu d'eau, mon âme, pour la soif ? Ne faiblis
pas !
Les renforts n'arriveront pas et nous fûmes si seuls au monde
Cette nuit-là quand soudain le son des fifres et des tambours,
Au moment qu'on allait lâcher, fit vibrer le ciel comme une onde
Tu te souviendras de cela, mon âme, et tiendras jusqu'au
jour
"C'est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midi d'incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes
Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croit
D'autres viennent Ils ont le cœur que j'ai moi-même
Ils savent toucher l'herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s'éteignent des voix
D'autres qui referont comme moi le voyage
D'autres qui souriront d'un enfant rencontré
Qui se retourneront pour leur nom murmuré
D'autres qui lèveront les yeux vers les nuages
Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l'aube première
Il y aura toujours l'eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n'est le passant
C'est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n'était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre
Oui je sais cela peut sembler court un moment
Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n'est qu'un commencement
Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches
Le sac lourd à l'échiné et le cœur dévasté
Cet impossible choix d'être et d'avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche
Malgré la guerre et l'injustice et l'insomnie
Où l'on porte rongeant votre cœur ce renard
L'amertume et Dieu sait si je l'ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie
Malgré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les monstrueuses raisons
Qu'on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu'on aime et de ce qu'on croit un martyre
Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine
Malgré les ennemis les compagnons de chaînes
Mon Dieu mon Dieu qui ne savent pas ce qu'ils font
Malgré l'âge et lorsque soudain le cœur vous flanche
L'entourage prêt à tout croire à donner tort
Indiffèrent à cette chose qui vous mord
Simple histoire de prendre sur vous sa revanche
La cruauté générale et les saloperies
Qu'on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu'on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d'une injure ou d'un cri
Cet enfer Malgré tout cauchemars et blessures
Les séparations les deuils les camouflets
Et tout ce qu'on voulait pourtant ce qu'on voulait
De toute sa croyance imbécile à l'azur
Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu'à qui voudra m'entendre à qui je parle ici
N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle"
SOMEONE / Dennis O'Driscoll
someone is dressing up for death today, a change of skirt or tie eating a final feast of buttered sliced pan, tea scarcely having noticed the erection that was his last shaving his face to marble for the icy laying out spraying with deodorant her coarse armpit grass someone today is leaving home on business saluting, terminally, the neighbours who will join in the cortege someone is paring his nails for the last time, a precious moment someone’s waist will not be marked with elastic in the future someone is putting out milkbottles for a day that will not come someone’s fresh breath is about to be taken clean away someone is writing a cheque that will be rejected as ‘drawer deceased’ someone is circling posthumous dates on a calendar someone is listening to an irrelevant weather forecast someone is making rash promises to friends someone’s coffin is being sanded, laminated, shined who feels this morning quite as well as ever someone if asked would find nothing remarkable in today’s date perfume and goodbyes her final will and testament someone today is seeing the world for the last time as innocently as he had seen it first
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quelqu'un s'habille pour la mort aujourd'hui, un changement de jupe ou de cravate
mange un dernier festin de pain-de-mie beurré, du thé
à peine remarque l'érection qui fut sa dernière
rase son visage au marbre pour l'aménagement glacial
vaporise avec du déodorant son herbe rêche des aisselles
quelqu'un aujourd'hui quitte la maison pour le travail
saluant, définitivement, les voisins qui se joindront au cortège
quelqu'un s'épile pour la dernière fois, un moment précieux
la taille de quelqu'un ne sera plus marquée avec un élastique dans l'avenir
quelqu'un sort des bouteilles de lait pour un jour qui ne viendra pas
l'haleine fraîche de quelqu'un est sur le point d'être proprement emportée
quelqu'un rédige un chèque qui sera refusé pour "tireur décédé"
quelqu'un entoure des dates posthumes sur un calendrier
quelqu'un écoute des prévisions météorologiques non pertinentes
quelqu'un fait des promesses irréfléchies à des amis
le cercueil de quelqu'un est poncé, laminé, poli
qui se sent ce matin aussi bien que jamais
quelqu'un tant demandé ne trouverait rien de remarquable dans la date d'aujourd'hui
parfum et adieux sa dernière volonté et testament
quelqu'un aujourd'hui voit le monde pour la dernière fois
aussi innocemment comme il l'avait vu la première fois
"The Flower"
I think I grow tensions
like flowers
in a wood where
nobody goes.
Each wound is perfect,
encloses itself in a tiny
imperceptible blossom,
making pain.
Pain is a flower like that one,
like this one,
like that one,
like this one.
il aimait bien les morts
(traduction j-m Luccioni)
comme approchait la fin du jour,
la pauvre fin d'un jour sans vie
il tenta de compter les choses
qui lui tenaient vraiment au coeur.
il n'avait rien d'un Rupert Brooke,
et rien d'un amoureux célèbre ;
rien dans sa mémoire n'était sans mélange,
jamais son âme n'avait été sans crainte,
et en ce moment même il l'eût dix fois vendue
pour une canette de bière.
il semblait ne jamais avoir connu l'amour,
et avoir estimé l'angoisse plus que tout.
il aimait bien les morts. L'herbe n'était pas verte,
à ses yeux : et elle n'était pas même l'herbe,
ni le soleil n'était le soleil, ni la rose
la rose, la fumée fumée, ni corps le corps.
Lorsque l’enfant était enfant
Lorsque l’enfant était enfant,
Il marchait les bras ballants,
Il voulait que le ruisseau soit rivière
Et la rivière, fleuve,
Que cette flaque soit la mer.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il ne savait pas qu’il était enfant,
Tout pour lui avait une âme
Et toutes les âmes étaient une.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il n’avait d’opinion sur rien,
Il n’avait pas d’habitude
Il s’asseyait souvent en tailleur,
Démarrait en courant,
Avait une mèche rebelle,
Et ne faisait pas de mimes quand on le photographiait.
Lorsque l’enfant était enfant,
ce fut le temps des questions suivantes :
Pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ?
Pourquoi suis-je ici et pourquoi … pas là ?
Quand commence le temps et où finit l’espace ?
La vie sous le soleil n’est pas qu’un rêve ?
Ce que je vois, entend et sens, n’est-ce pas…
simplement l’apparence d’un monde devant le monde ?
Le mal existe t-il vraiment
avec des gens qui sont vraiment les mauvais ?
Comment se fait-il que moi qui suis moi,
avant de le devenir je ne l’étais pas,
et qu’un jour moi… qui suis moi,
je ne serais plus ce moi que je suis ?
Lorsque l’enfant était enfant,
Les pommes et le pain suffisaient à le nourrir,
Et il en est toujours ainsi.
Lorsque l’enfant était enfant,
Les baies tombaient dans sa main comme seule tombent des baies,
Les noix fraîches lui irritaient la langue,
Et c’est toujours ainsi.
Sur chaque montagne,
il avait le désir d’une montagne encore plus haute,
Et dans chaque ville,
le désir d’une ville plus grande encore,
Et il en est toujours ainsi.
Dans l’arbre, il tendait les bras vers les cerises, exalté
Comme aujourd’hui encore,
Etait intimidé par les inconnus et il l’est toujours,
Il attendait la première neige et il l’attend toujours.
Lorsque l’enfant était enfant
il a lancé un bâton contre un arbre, comme une lance,
Et elle y vibre toujours.
***
Lied vom Kindsein – Song of Childhood – Peter Handke
J’ai peu de choses à dire au fond je cherche peu de choses |
" Lorsque viendra le printemps,
si je suis déjà mort,
les fleurs fleuriront de la même manière
et les arbres ne seront pas moins verts qu'au printemps passé.
La réalité n'a pas besoin de moi.
J'éprouve une joie énorme
à la pensée que ma mort n'a aucune importance.
Si je savais que demain je dois mourir
et que le printemps est pour après-demain,
je serais content qu'il soit pour après-demain.
Si c'est là son temps, quand viendra-t-il sinon en son temps ?
J'aime que tout soit réel et que tout soit précis ;
et je l'aime parce qu'il en serait ainsi, même si je ne l'aimais pas.
C'est pourquoi, si je meurs sur-le-champ, je meurs content,
parce que tout est réel et tout est précis.
On peut, si l'on veut, prier en latin sur mon cercueil.
On peut, si l'on veut, danser et chanter tout autour.
Je n'ai pas de préférences pour un temps où je ne pourrais plus avoir de préférences.
Ce qui sera, quand cela sera, c'est cela qui sera ce qui est."
F Pessoa
Extrait des "Poèmes Desassemblés" ( poésies d'Alberto Caeiro, 16ème poème )
y a pas à dire, mais un beau poème dit parfaitement, c'est quand même kekchose !!
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Je voudrais pas crever
Avant d'avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d'argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j'en aurai l'étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j'apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d'algues
Sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L'odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J'en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu'on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir
Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras
De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir goûté
La saveur de la mort...
1952
Je voudrais pas crever,
Jean-Jacques pauvert éditeur, 1962
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Ici Jean Louis Trintignant (avec Daniel Mille)
https://www.youtube.com/watch?v=vPo8FEbQzFM
Ici la fantastique diction de Pierre Brasseur